La Martinique vient de perdre un de ses intellectuels les plus féconds et également des plus discrets : Alain Anselin.
Alain Anselin a eu deux vies. Celle d’un professeur de lycée professionnel qui s’est voué pendant des décennies à l’intérêt de ses élèves, lesquels se souviennent aujourd’hui avec émotion, reconnaissance, de son investissement pédagogique, de sa disponibilité, de l’énergie qu’il déploya à les faire réussir et aussi à préparer leur devenir de citoyens.
Son autre vie fut celle d’un chercheur qui pour l’essentiel hors institution, depuis son appartement de Dillon, quartier populaire de Fort-de-France où il vivait entouré de milliers de livres, construisit consciencieusement une œuvre exigeante, majeure, d’anthropologue à la fois africaniste, mythologue et spécialiste de l’émigration antillaise en France, de revuiste et surtout d’égyptologue.
L’anthropologie lui doit des ouvrages comme La question peule (1981), Le mythe d’Europe. De l’Indus à la Crête (1982), Le refus de l’esclavitude. Résistances africaines à la traite négrière (2009), L’émigration antillaise en France. Du bantoustan au ghetto (1979), L’émigration antillaise en France. La troisième île (1990), etc.
Le revuiste Anselin cofonda avec André Lucrèce, Serge Domi, Auguste Armet et quelques autres, Carbet (1983), revue martiniquaise de sciences sociales et de littérature ; et plus tard, avec William Rolle, Thierry L’Etang et Serge Dunis, Tyanaba (1991), revue martiniquaise d’anthropologie. Un point notable de son activité de revuiste fut la sortie des Cahiers caribéens d’égyptologie (2000), qu’il créa et adossa au GEREC (Groupe d’études et de recherches en espace créolophone) de l’université des Antilles et de la Guyane (UAG), et qu’il hissa, au fil de ses 23 numéros, au niveau des revues internationales de la discipline. A mesure que s’affirmait cette publication, elle fut adossée, outre à l’UAG, aux universités de Barcelone et de Yaoundé.
Sa rencontre avec un autre grand martiniquais, Jean Bernabé du GEREC, lui valut aussi d’être recruté comme chargé de cours d’égyptien ancien à l’UAG, où pendant plus de 10 ans il forma des étudiants à l’écriture hiéroglyphique.
Ses livres (Samba – 1992 : Anamnèses. Eléments d’une grammaire du verbe, du geste et du corps en égyptien ancien et dans les langues négro-africaines modernes – 1993 ; L’Oreille et la Cuisse. Essais sur l’invention de l’écriture hiéroglyphique égyptienne – 1999 ; La cruche et le Tilapia. Une lecture africaine de l’Egypte nagadéenne – 1996, etc.) et très nombreux articles d’égyptologie, en firent une référence en la matière. Au point que le fameux égyptologue sénégalais Cheikh Anta Diop, dont Anselin était intellectuellement proche, affirmait vers la fin de vie : « Mon vrai successeur, c’est Alain Anselin ».
Anselin fuyait les médias, les mondanités, ne connaissait que le travail. Et à ceux qui lui reprochaient son peu de complaisance pour les futilités sociales, il répondait avec l’humour qui le caractérisait : « On ne peut être à la fois au four et aux petits fours ».
A sa retraite, Alain Anselin s’était établi en Guadeloupe, auprès de sa compagne guadeloupéenne. Il faisait toutefois de fréquents va-et-vient en Martinique où il avait gardé l’appartement de Dillon. Il est décédé à Pointe-à-Pitre le 16 mai 2019, à 75 ans. Une de mes chances fut d’avoir rencontré Alain, d’en avoir été l’ami. Il me coopta au sein de Carbet et me confia ma première direction d’ouvrage, le numéro 9 de cette revue : L’Inde en nous (1989). Cette entreprise que j’avais pourtant acceptée, terrorisait le jeune chercheur que j’étais alors. Je tentai de lui expliquer pourquoi j’abandonnais. « Tais-toi et bosse », rétorqua- t-il. Pour ça, pour tout le reste, merci Alain.
Gerry L’Etang
Anthropologue