« Les morts ne meurent que s’ils meurent dans nos cœurs. Ils vivent si nous les chérissons, si nous honorons leur mémoire, si nous posons sur leurs tombes les mets qui de leur vivant ont eu leurs préférences, si à intervalles réguliers nous nous recueillons pour communiquer dans leur souvenir. Ils sont là, partout autour de nous, avides d’attention, avides d’affection. Quelques mots suffisent à les rameuter, pressant leurs corps invisibles contre les nôtres, impatients de se rendre utiles. » (Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière)
Maryse Condé n’a jamais cessé d’arpenter les hauteurs, d’irriguer le pays Guadeloupe et n’a jamais oublié qu’elle était descendante d’esclave. Elle vivra toujours dans nos cœurs. Elle nous sera utile même morte.
Avec Maryse Condé, une voix de l’outre-mer, un parcours, une présence se sont éteints : Elle était une voix différente de celles que nous connaissons.
Nulle plus qu’elle ne représentait la Guadeloupe.
Issue d’une famille bourgeoise dans une Guadeloupe profondément coloniale, elle était pétrie d’une culture littéraire française. Dans l’Hexagone, elle comprend qu’elle est noire. Elle part alors en quête de son identité et de ses origines.
« Quand j’étais petite, je voyais bien que j’étais noire, mais ça n’avait aucune signification […]. Pour que tout change, il a fallu venir à Paris […], seule, dans une classe d’hypokhâgne [classe préparatoire littéraire, ndlr] avec des profs très hostiles, très moqueurs, avec des étudiants paternalistes et protecteurs, qui m’ont fait réaliser qu’en fait, j’étais absolument différente. […] Si j’étais restée en Guadeloupe, je n’aurais jamais compris que j’avais une origine, une histoire.»
En 1953, à 19 ans, Maryse Condé arrive seule à Paris. Elle commence son cursus au lycée Fénelon, puis intègre la prestigieuse École normale supérieure.
La Guadeloupéenne subit du racisme sans en comprendre le fondement. C’est à ce moment-là qu’elle se rend compte de sa couleur de peau et de sa condition de femme noire. Maryse Condé se plonge dans la lecture. La future autrice découvre la Négritude du Martiniquais Aimé Césaire et les récits anticolonialistes du psychiatre et philosophe Frantz Fanon, lui aussi Martiniquais.
La « Guadeloupéenne indépendantiste », comme elle se définissait, est née. Elle fréquente de plus en plus des militants antiracistes. En parallèle, elle publie ses premiers écrits, dont Le Rêve exotique en peinture, un essai dans lequel elle pose une réflexion sur la « créolité ».
Maryse Condé, c’est un parcours : Elle vivra en Côte d’Ivoire, en Guinée- Conakry au moment de l’indépendance de ce pays puis au Ghana.
Au hasard de son œuvre, Ségou nous dit tout le talent de Maryse Condé et toute sa soif de connaître et de transmettre. Mais aussi sa plongée dans la Terre Originelle mythifiée, ce que représente l’Afrique de l’Ouest pour de nombreux descendants d’esclaves. Et Ségou n’est qu’un des ouvrages parmi les 70 livres qui constituent son œuvre dans laquelle elle aborde l’esclavage, le colonialisme, l’identité, la maternité et la place accordée à la femme antillaise dans un univers globalisé.
Après son passage à Londres, Maryse Condé retourne une nouvelle fois en Afrique, au Sénégal. Là-bas, elle rencontre Richard Philcox, un professeur d’anglais. Il devient son second époux en 1981et son traducteur.
Elle poursuit son œuvre, influencée par son vécu en Afrique et le passé colonial qui relie l’Europe, l’Afrique et l’Amérique : le roman Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem, qui a reçu deux prix littéraires, replonge le lecteur dans les États-Unis du 17e siècle. Tituba est marginalisée. Marquée comme Autre par son sexe, sa race et sa classe sociale. Tituba est accusée de sorcellerie et devient un bouc émissaire. Elle sort, en partie, de l’altérité pour construire sa propre identité et redéfinir l’identité collective.
Après être retournée en Guadeloupe, Maryse Condé s’installe aux États-Unis en 1979 pour y faire des reportages. Elle va finalement enseigner Outre-Atlantique, d’abord à l’université de Californie, à Santa Barbara et Los Angeles, puis à l’université de Columbia, où elle fonde le Centre des études françaises et francophones. Elle prend sa retraite universitaire en 2002.
De retour dans l’Hexagone, Elle préside le comité pour la mémoire de l’esclavage créé en 2004, après l’adoption de la loi Taubira de 2001 qui reconnaît l’esclavage comme un crime contre l’humanité et marraine depuis 2015 du Prix Littéraire FETKANN ! Maryse Condé remis en novembre de chaque année à Paris, au Café de Flore, boulevard Saint Germain.
Des prix et des distinctions jalonnent son parcours :
Grâce au roman Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem (1986) elle reçoit, en 1987, son premier prix littéraire : le grand prix littéraire de la Femme.
Puis elle reçoit en 1993 le prix Puterbaugh, décerné aux États-Unis à un écrivain de langue française pour l’ensemble de son œuvre et dont elle est la première femme à en être honorée.
Le prix Marguerite-Yourcenar est décerné à l’écrivaine en 1999 pour Le Cœur à rire et à pleurer, écrit autobiographique qui fait le récit de son enfance.
Le prix FETKANN ! décerné en novembre 2012 pour La vie sans fards.
Le 20 mars 2013, elle se voit décerner le prix spécial de la Francophonie 2013 « pour sa contribution au rayonnement de la Francophonie à travers l’ensemble de ses œuvres ».
Elle est successivement élevée au rang de Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres en 2001, Commandeur de l’ordre national du Mérite en 2007 et officier de l’ordre national de la Légion d’honneur en 2014.
En 2019, la romancière guadeloupéenne reçoit la Grand-Croix de l’ordre national du Mérite des mains du président Emmanuel Macron.
Elle écrit le Fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana depuis chez elle, en dictant le roman à son mari.
À 87 ans, elle publie L’Évangile du nouveau monde, son dernier roman, en 2021.
Pour son œuvre, l’autrice guadeloupéenne a reçu en 2018 le prix Nobel « alternatif » de littérature lors d’une cérémonie à Stockholm.
Ces dernières années, les hommages à Maryse Condé se sont multipliés : deux journées lui ont été consacrées au Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) à Marseille, un collège de la Désirade en Guadeloupe (en décembre 2012) un lycée à Sarcelles, en région parisienne ont décidé de se rebaptiser avec son nom.
Lorsqu’elle retourne sur son île en 2018, récompensée par le prix Nobel alternatif de littérature, l’autrice est reçue comme une véritable icône. « Je suis heureuse, simplement, bêtement, naïvement. Heureuse et aussi fière pour le pays. C’est d’abord la Guadeloupe. C’est pour elle que j’ai travaillé, pour elle que je suis récompensée« , disait-elle.
Le 27 mars 2024, quelques jours avant sa mort, la ville de Pointe-à-Pitre a fait installer une plaque sur la façade de la maison de son enfance. On peut y lire : « Ici est née l’auteure guadeloupéenne Maryse Condé, le 11 février 1934, un jour de carnaval. »
Maryse Condé c’est aussi une présence : un timbre de voix particulier et des engagements forts.
Renvoyant dos-à-dos l’avidité des colonisateurs dénoncée par Aimé Césaire et les « rêves de possession des colonisés » analysés par Frantz Fanon, elle s’interroge et fait la part belle au rêve.
« Alors que conclure ? Mais précisément faut-il conclure ? Ne concluons pas. Rêvons plutôt, imaginons. L’histoire du monde n’est pas finie. Déjà des esprits éclairés prédisent la mort de l’Occident. Un jour viendra où la terre sera ronde et où les hommes se rappelleront qu’ils sont des frères et seront plus tolérants. Ils n’auront plus peur les uns des autres, de celui-ci à cause de sa religion ou de celui-là à cause de la couleur de sa peau, de cet autre à cause de son parler. Ce temps viendra. Il faut le croire. » Cette profession de foi pour un nouvel humanisme peut se lire comme la morale du Fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana.
« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir » disait Frantz Fanon (Les Damnés de la terre). Maryse Condé a réalisé la sienne jusqu’au bout. Qu’elle soit un modèle pour nous tous.
À son époux Richard, à ses enfants, à ses amis et à ses proches, au nom du CIFORDOM et en mon nom personnel, le CIFORDOM adresse ses condoléances attristées.
José Pentoscrope
Initiateur du Prix Littéraire FETKANN ! Maryse Condé