(Archives nationales, AF/IV/66, dossier 379)

Pendant la durée du confinement, chaque semaine, sur sa page Facebook le Comité d’histoire propose, un document d’archive, résonnant avec l’actualité et éclairé par un historien. Cette semaine, le Comité met en ligne un deuxième article en lien avec le calendrier des commémorations.
Le 10 mai est la « journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition » depuis 2006. La date a été choisie en mémoire du 10 mai 1802, jour de la proclamation de résistance de Louis Delgrès contre le rétablissement de l’esclavage après l’abolition de 1794 et correspond aussi au jour de 2001 où les sénateurs français ont adopté à l’unanimité la loi par laquelle la France reconnaît la traite et l’esclavage comme des crimes contre l’humanité.
En ce 10 mai 2020, devait être inaugurée par la Ville de Paris un « jardin Solitude », en mémoire de cette ancienne esclave qui a combattu aux côtés de Louis Delgrès et a été exécutée pour ce combat. Cette inauguration ne peut se tenir du fait de l’épidémie de coronavirus, mais ce 10 mai est néanmoins l’occasion de mieux connaître l’histoire de Solitude. C’est ce que nous propose Marcel Dorigny.
L’historien Marcel Dorigny est spécialiste de l’histoire du XVIIIe siècle. Ses recherches portent sur l’histoire de l’esclavage, de la colonisation et des mouvements indépendantistes et abolitionnistes. Il est membre du Comité scientifique de la Fondation pour ma mémoire de l’esclavage.

 

La Mulâtresse Solitude :entre histoire et mythes fondateurs

Solitude, dite « mulâtresse » parce que fille d’une esclave noire et d’un marin blanc »est aujourd’hui une figure hautement symbolique du combat contre l’esclavage, en Guadeloupe où elle a vécu et a été pendue, puis au plus haut niveau des institutions de la République.

Elle  serait née du viol de sa mère, Bayangumay, par un marin blanc, lors de sa déportation aux Antilles. Sa vie est peu connue à travers les sources contemporaines : elle a été « domestique »  pour des maîtres blancs et a ainsi échappé au dur travail des « esclaves de pioche », travaillant sur les plantations.

Devenue libre par l’application du décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794), huit ans après elle s’est engagée dans le combat contre les troupes commandées par le général Richepanse envoyées par Bonaparte pour rétablir l’esclavage. Au moment de l’offensive de Richepanse les troupes noires commandées par Louis Delgrès se sont réfugiées à l’habitation d’Anglemont à Matouba dans une modeste forteresse. Au moment de l’assaut, les derniers défenseurs de la « liberté générale », Delgrès et ses soldats, ont préféré un suicide collectif en faisant exploser la forteresse. Solitude, qui combattait aux côtés de Delgrès, a échappé à la mort lors de l’explosion et a été aussitôt arrêtée, jugée et condamnée à mort. Mais étant enceinte, elle a été mise en prison jusqu’à son accouchement. Le lendemain, 29 novembre 1802, elle a été pendue.

La loi du 30 floréal an X (20 mai 1802) posait le principe du maintien de l’esclavage dans les colonies restituées à la France par l’Angleterre, puisqu’il n’avait pas connu la loi frnaçaise d’abolition du 4 février 1794 ; pour les autres colonies, où l’esclavage avait été aboli la loi était silencieuse : pour la Guadeloupe la victoire de Richepanse, le 28 mars 1802,  sur la résistance de Delgrès ouvrit la voie au rétablissement légal de l’esclavage, prononcé par  le décret signé par Bonaparte le 16 juillet 1802 reproduit ici.  

 

Au 19e siècle les historiens ont rarement évoqué Solitude, jusqu’à la publication de l’Histoire de la Guadeloupe d’Auguste Lacour en 1858 qui en fit un portrait des plus négatifs. Avec l’acceptation de l’histoire de l’esclavage, lentement introduite dans la mémoire collective, la figure de Solitude, érigée en « Martyr de la liberté », s’est imposée comme symbole du refus de l’esclavage.

En 1972, André Schwarz-Bart a écrit un roman à grand succès à partir de sa vie. En 1999, après les célébrations du 150e anniversaire de l’abolition définitive de l’esclavage, une statue de Jacky Poulier est dressée à sa mémoire sur le Boulevard des Héros aux Abymes, à la Guadeloupe. En mai 2007, une statue du sculpteur Nicolas Alquin est érigée à Bagneux (Hauts-de-Seine) à l’occasion de la journée nationale de la Mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de meurs abolitions.  En 2008, Pascal Vallot s’est inspiré de sa vie pour une comédie musicale. La ville d’Ivry-sur-Seine décida de dénommer une voie nouvelle « allée de la mulâtresse Solitude » qui a été inaugurée en 2014. En Guadeloupe son nom a été donné par de nombreuses villes : une rue Mulâtresse Solitude a été inaugurée à Basse Terre et une autre  dans la ville des Abymes, une à Saint-François, une à Port-Louis et une autre à Baie-Mahault. Enfin, George Pau Langevin, ministre des Outre-mer, a inauguré au sein du ministère le 24 octobre 2014 une salle« Mulâtresse Solitude », aujourd’hui  rebaptisée Salle Solitude

Le Jardin Solitude, dont l’inauguration était prévue ce 10 main à Paris,  à proximité du monument Fers de l’artiste Driss Sans Arcidet, couronne ce long cheminement vers la reconnaissance de l’action  de cette femme dans la lutte contre la décision de Bonaparte de rétablir la servitude abolie sous la Révolution française.

 

Sur l’histoire de l’esclavage et de l’abolition, Marcel Dorigny a publié récemment deux atlas : ­­Atlas des esclavages. Traites négrières, sociétés coloniales, abolition de l’Antiquité à nos jours (avec Bernard Gainot, Paris, Éditions Autrement, dernière édition : avril 2017) et Atlas des premières colonisations, XVe-début XIXe siècle, (Autrement, 2012), une anthologie : Les arts et les lettres contre l’esclavage. Le combat abolitionniste par les arts (Editions Cercle d’art, 2018), un ouvrage de synthèse : Les abolitions de l’esclavage, (PUF, Que Sais Je ?, 2018) et dirigé l’ouvrage collectif : La colonisation nouvelle (fin XVIIIe-début XIXe siècles) (avec Bernard Gainot, Éditions SPM, 2018)

 


Plaque du Jardin Solitude, Paris 17e arrondissement

 


Ministère des Outre-mer

 


La mulâtresse Solitude, œuvre de Jacky Poulier, Les Abymes, Guadeloupe, 1999
Source : Conseil général de la Guadeloupe

 


La mulâtresse Solitude, monument aux esclaves résistants,  œuvre de Nicolas Alquin , Bagneux, 2007
©Philippe Masson, Mairie de Bagneux